12

Bien des années auparavant, alors que Culver n’était qu’un enfant, quelqu’un lui avait montré un tirage en sépia de Beaumont Hamel, petit village dans un secteur du front de la Somme. La vieille photographie était datée de novembre 1916  – époque de la Première Guerre mondiale  –, et l’image était restée, depuis, gravée dans son esprit.

La bataille depuis longtemps terminée, il ne restait que de minces arbres, dénudés et rabougris, aux sommets déchiquetés. et carbonisés. Pas d’herbe, pas le moindre brin d’herbe surgissant de la boue opaque. Pas d’immeubles, simplement des décombres. Pas d’oiseaux. Pas de végétation. Pas de vie. Seulement la désolation, totale, rédhibitoire. Et impardonnable.

S’il avait pu entrer dans cette photo, s’il avait réellement pu se tenir sur cette boue de ciment, respirer cet air chargé de gaz et de charbon, il aurait su que rien ne pouvait bouger, la scène resterait figée, la réalité imitant l’image reproduite.

Il venait de franchir ce cadre et trouvait que le béton ressemblait fort au désert, couleur sépia.

La ville en ruine gisait dans l’humiliation de ses décombres où tout, excepté la pluie incessante, était inerte. Les immeubles n’avaient pas tous été complètement détruits, mais tous avaient subi des dommages importants ; ceux qui tenaient encore debout ressemblaient à des monolithes au milieu d’une montagne de décombres, parodies des pouvoirs de construction de l’homme. Certains se dressaient, les entrailles à l’air, gigantesques maisons de poupées auxquelles on aurait enlevé un mur pour permettre de voir le décor et les meubles ; seules manquaient les minuscules poupées. Ailleurs, il ne restait que des squelettes d’acier, des poutres tordues, déformées, clamant encore cependant leur défi aux forces exercées sur elles. Apparemment rien n’expliquait la raison pour laquelle une bâtisse s’était écroulée complètement alors qu’une autre était restée partiellement debout, malgré des dommages de loin plus importants, comme si la force des ondes de choc s’était affaiblie, au fur et à mesure qu’elles se propageaient, chaque groupe d’immeubles, qu’ils soient réservés aux bureaux ou aux habitations, absorbant une fraction de cette force, dissipant la fureur, offrant une mince protection à son voisin.

Au milieu des décombres, tels des jouets délaissés, gisaient des voitures, des autobus, d’autres véhicules ; certains n’étaient plus que des carcasses noircies, complètement calcinées, d’autres, écrasés, avaient pris des formes insolites. Les routes  – ou ce qui en restait  – étaient des cimetières de métal, jonchés de machines silencieuses inutilisables. La plupart des réverbères étaient courbés, bon nombre d’entre eux ressemblant à des hommes squelettiques, pliés en deux par une douleur à l’estomac ; certains, arrachés de leur racine en béton, gisaient, raides, au-dessus des décombres, vaincus mais intacts. Du matériel de bureau, des meubles, des postes de télévision dégringolaient au milieu des débris ; ainsi disloqués, ils semblaient quelque peu incongrus.

Dans le même état, mais bien moins incongrus parce que l’équipe de reconnaissance finissait presque par s’y habituer, se trouvaient des avatars d’êtres jadis humains et pleins d’énergie. Ils gisaient partout : dans les voitures, dans les autobus renversés, au milieu des décombres, sur les routes. Bon nombre d’entre eux s’entassaient sur le pas des portes  – lorsqu’il en restait comme s’ils avaient rampé jusque-là pour attendre les retombées de particules empoisonnées.

Les quatre survivants furent soulagés de voir que les insectes étaient retenus par les torrents de pluie.

Ils étaient frappés de stupeur, à chaque pas, mais leur esprit engourdi atténuait fort heureusement l’horreur du spectacle fugitif qui s’offrait à eux. Cependant une seule image suffisait à les marquer à jamais, symbole, à elle seule, des événements, cruelle évocation de l’ampleur du désastre.

Se tenant au niveau de la rue, au cœur de la capitale anéantie, ils distinguaient maintenant l’horizon, paysage qui auparavant avait toujours été obstrué par une muraille de béton déchiquetée, une palette de gris sur fond bleu. Les douces collines qui entouraient la plus grande partie de Londres n’étaient plus masquées et, vers l’est comme vers l’ouest, s’étendaient de vastes espaces, dont l’uniformité n’était brisée que par quelques bâtisses encore debout et des montagnes de ruines.

C’était terrifiant et paralysant. Chacun éprouvait une terrible solitude, une nostalgie du monde qu’ils avaient perdu, des personnes qui avaient péri.

Le ciel était noir et bas, le nouvel horizon avait des reflets d’argent. La pluie tiède les avait trempés sans balayer leurs craintes ni les souffrances qu’ils ressentaient au tréfonds de leur âme.

Bryce était à genoux, la tête courbée, appuyée contre le trottoir jonché d’immondices.

Les larmes de McEwen, qui coulaient le long de ses joues, se mêlaient à la pluie.

Fairbank avait les yeux fermés, la tête légèrement inclinée en arrière, le corps raide.

Culver baladait son regard, étouffant ses sentiments.

A l’est, il apercevait ce qui restait du dôme de Saint-Paul, ses murs fissurés et brisés, privés d’énormes fragments. Il était intrigué car, bien qu’il n’ait disposé que de peu de temps, lors de sa fuite en compagnie de Dealey, après la première explosion, les dégâts n’avaient pas semblé aussi importants. Puis il se rappela que d’autres bombes avaient été lancées  – cinq, d’après ses estimations  – et, là, il s’étonna que la ville n’ait pas été entièrement anéantie. Les dégâts semblaient moindres à l’est et dans certaines parties du sud-ouest, mais le rideau de pluie ne leur permettait pas de faire des évaluations avec certitude. Les soubassements de plusieurs immeubles, dans le voisinage immédiat, étaient relativement intacts, malgré les amas de décombres, vestiges des étages supérieurs.

Au loin, il distinguait simplement des lueurs rougeoyantes, là où quelques quartiers brûlaient encore, là où de nouveaux incendies venaient de se déclarer. Comme pour confirmer ses pensées, une flamme jaillit du côté nord comme si une explosion s’était produite. La pluie drue était de bon augure, non seulement parce qu’elle balayait la poussière radioactive, mais aussi parce qu’elle évitait aux incendies de se propager. Ce qui restait de la ville aurait pu facilement devenir un brasier infernal.

Il s’approcha de McEwen et le poussa du bras.

— Essayez le compteur Geiger, vérifiez s’il enregistre quelque chose.

Le responsable du Royal Oberver Corps fut heureux de trouver d’autres sujets de préoccupation. La machine émit des signaux de plus en plus rapides et l’aiguille s’affola, l’espace d’une seconde ou deux.

— Ça va, s’empressa de dire McEwen, pour le rassurer. Regardez, elle s’est stabilisée. Il y a un taux de radiations élevé, mais ce n’est pas alarmant.

Il s’essuya le visage pour en ôter les larmes et la pluie.

— Fairbank ? s’exclama Culver en jetant un coup d’œil vers l’ingénieur qui se tenait à ses côtés.

Un étrange sourire se dessina sur le visage de Fairbank lorsqu’il ouvrit les yeux et se tourna vers les autres. Il en émanait une certaine tristesse, non dénuée d’une expression particulièrement satisfaite, comme si la tragédie n’était pas une surprise à ses yeux.

— Que fait-on maintenant ?

— Relevez Bryce et jetez un coup d’œil partout. Je ne veux pas rester dehors plus longtemps qu’il ne le faut.

Ensemble, ils aidèrent à se relever le responsable de la Protection civile qui s’appuya quelques instants sur eux pour se soutenir. Ses forces lui revinrent peu à peu, pas ses esprits.

— Des suggestions sur les lieux que nous devons prospecter ? demanda Culver.

— Il ne reste rien à voir, fit Bryce en secouant la tête. Il n’y a plus aucun espoir pour aucun d’entre nous.

— Il ne s’agit que d’une ville, répliqua sèchement Culver, non de tout ce putain de pays. On a encore une chance.

Bryce se contenta de continuer à secouer la tête.

— Il y a un magasin là-bas, s’écria Fairbank d’une voix forte pour se faire entendre malgré l’averse. C’est un Woolworth. Je passais devant chaque jour. Il doit y avoir de la nourriture, des vêtements et d’autres choses utiles.

— Nous n’avons encore besoin de rien pour l’abri, mais ça vaut peut-être la peine qu’on y jette un coup d’œil, acquiesça Culver.

— Laissez-moi ici, fit Bryce. Je n’ai pas le courage de fouiller parmi les morts.

— Pas de chance. On ne se sépare pas.

— Je n’y arriverai pas. Je... je suis désolé, mais il faut que je me repose. J’ai l’impression de ne plus avoir de jambes. La tension...

Culver se tourna vers Fairbank qui haussa les épaules et dit :

— Il va nous ralentir. Laissez-le.

— Restez ici alors. Mais ne vous éloignez pas-On repassera directement par le tunnel. Souvenez-vous, il a été convenu de revenir au bout de deux heures  – nous n’aurons pas le temps de partir à votre recherche.

— Oui, je comprends. Je ne bougerai pas d’ici, je vous le promets.

— Vous serez peut-être mieux à l’abri de la pluie. Essayez donc une de ces voitures, mais surveillez notre retour.

Bryce acquiesça, soulagé de rester seul. Il regarda les autres se frayer un chemin à travers les ruines de ce qui avait été autrefois le quartier le plus animé de Londres. Gravissant les décombres, ils se faufilèrent au milieu d’une circulation figée ; leurs silhouettes s’estompèrent sous la pluie avant de disparaître ; Bryce se sentit submergé d’un sentiment exacerbé de solitude qu’ils avaient tous éprouvé quelques instants plus tôt.

Le sentiment d’être l’unique survivant sur la planète châtiée était insupportable, même s’il savait que ses compagnons n’étaient pas loin. Tout son être hurlait de pitié et d’angoisse ; mais surtout de désespoir. Que restait-il de la race humaine et quel était son avenir ? Le lent oubli ? Ou bien une hypothétique procréation engendrerait-elle des générations successives de rejetons débiles et atrophiés, peut-être même des mutants, des dégénérés ? Qui allait survivre sur ces terres frappées par la peste où même la nourriture, au milieu des déchets, pouvait contenir les graines d’une mort lente ? Impossible de connaître le degré de destruction atteint, de savoir si une nation ou un pays était sorti indemne. Ils n’avaient même pas réussi à connaître l’étendue du désastre dans leur propre patrie.

La pluie faisait partie des milliers de points d’interrogation qui saturaient son esprit. Nulle réponse. Pas encore. Et peut-être, pour ce petit groupe de survivants, n’y en aurait-il jamais.

Bryce remonta le col de son manteau, serrant les revers contre sa poitrine d’un geste symbolique ; la pluie était tiède, mais elle le glaçait jusqu’au plus profond de son être.

Les véhicules où s’abriter étaient nombreux ; il s’approcha d’une voiture dont la portière était ouverte comme si le propriétaire, en fuyant le désastre, ne s’était guère préoccupé de la mettre en sûreté — Bryce esquissa un sourire en imaginant le conducteur fermant méticuleusement à clé son véhicule alors que la ville s’écroulait autour de lui. Le pare-brise avait volé en éclats, il ôta des bris de verre du siège avant du passager, soulagé de ne trouver aucune trace de sang. Il grimpa dans la voiture ; la pluie martelait le toit au-dessus de sa tête, des éclaboussures l’atteignaient pourtant à travers le pare-brise sans le gêner outre mesure, car il était déjà trempé.

Posé à ses pieds, se trouvait un journal plié, qui n’était plus qu’un amas informe de pages détrempées, couvert de moisissures. Il baissa les yeux puis se pencha pour le ramasser, nostalgique d’un reste d’ordre naturel, souvenir de l’existence confortable d’antan. Avec ses feuilles grisâtres, depuis longtemps défraîchies, le Standard de midi menaça de s’effriter quand il le ramassa.

Il fronça les sourcils devant les énormes titres : ORDRES DU PREMIER MINISTRE : GARDEZ VOTRE SANG-FROID.

Puis il se mit à rire.

Et il rit tellement que des larmes coulèrent ; c’étaient des larmes de joie et d’amertume d’une égale intensité.

Et ses épaules étaient secouées sous l’effort.

Son pied martelait le plancher.

La voiture en eut des trépidations.

Ce qui provoqua une étrange agitation sur le siège arrière.

L'empire des rats
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